Jean Cocteau et Georges Mathieu

Jean Cocteau partagea à partir de 1960, et jusqu’à sa disparition en 1963, une amitié étroite et une correspondance nourrie avec Georges Mathieu. Ce dernier qualifiait Cocteau d’ « incomparable ami » et de « génie protéiforme » tandis que Cocteau qualifiait Mathieu de « grand seigneur » et d’ « âme frère ».

Cette amitié est née du rapprochement de ces deux artistes brillants, éclectiques et sensibles qui furent très violemment pris pour cibles par un même groupe de surréalistes, notoirement homophobe 1André Breton écrit ainsi dans Recherches sur la sexualité, La Révolution surréaliste, n°11, mars 1928 : « J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit moral et mental qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte. » cf. http://www.louisaragon-elsatriolet.org/spip.php?article23, mené par l’écrivain communiste André Breton, parmi lesquels se trouvaient Paul Éluard et Robert Desnos.

Breton qualifiait Mathieu de « tranche-montagne » et même de « fasciste » 2cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100447030 pour avoir organisé en 1957 avec Simon Hantaï et Stéphane Lupasco à la galerie Kléber des cérémonies commémoratives de la deuxième condamnation de Siger de Brabant. Breton et ses amis surréalistes d’une part et Mathieu d’autre part échangèrent publiquement par tracts et articles interposés entre 1957 et 1960 3notamment Coup de semonce du 25 mars 1957 (http://www.andrebreton.fr/work/56600100868040), L’autopsie de l’art figuratif par Georges Mathieu dans Combat du 7 mars 1960, Riposte par André Breton dans Combat du 4 avril 1960 (https://melusine-surrealisme.fr/site/Tracts_surr_2009/Tracts_2_2009.htm), Tir de barrage du 28 mai 1960 (http://www.andrebreton.fr/work/56600100745140), réponse tronquée de Georges Mathieu dans Combat du 13 juin 1960, La Monnaie du Pape, réponse complète de Georges Mathieu écrite le 23 avril 1960 et distribuée à plusieurs milliers d’exemplaires sur de grandes affiches.

Par ailleurs, Breton et son groupe avait trouvé en Cocteau une autre bête noire, depuis plus longue date, puisqu’il le traitait dès 1919 d’ « être le plus haïssable de ce temps » 4lettre à Tristan Tzara du 26 décembre 1919 tandis que Paul Éluard affirmait sans vergogne en 1926 : « Et puis, sans rougir, car nous parviendrons bien à l’abattre comme une bête “puante”, prononçons le nom de Jean Cocteau. »5Paul Éluard, « Le cas Lautréamont d’après le “Disque vert” », La Revue Surréaliste, no 6, mars 1926, p. 3. et causait un esclandre le 15 février 1930 au cours d’une répétition privée de La Voix humaine à la Comédie-Française. Bien pire, le soir même, un coup de fil anonyme à la mère de Cocteau veut lui faire croire en la mort de son fils écrasé par une voiture. Aragon révèle à Jean Cocteau que l’auteur en est Robert Desnos. 6cf. https://cocteau.biu-montpellier.fr/index.php?id=315

Salut à Georges Mathieu

Dans ce texte 7publié dans le livre Désormais seul en face de Dieu, Éd. L’Âge d’Homme, 1998, p. 187, Jean Cocteau se livre à un portrait de Mathieu.

Salut à Georges Mathieu. Georges Mathieu est un grand seigneur, tout ce qu’il touche devient féodal et noble. Il fait revivre dans le règne de l’art une aristocratie morte, la sienne étant mille fois plus légitime que l’aristocratie du Gotha. Mallarmé dirait « une aristocratie, mais de rêve ».

Tout papier, toute toile deviennent parchemin s’il y appose la vaste griffe inimitable dont il exige qu’elle soit ensemble son œuvre et le para­phe qui la signe.

Citrouille changée en carrosse, carrosse changé en Rolls-Royce, voila le véhicule dans lequel Mathieu voyage entre les têtes couronnées de nos mystérieux domaines. Il m’a salué prince et rendu ma tour abolie. C’est en échange de cette tour d’ébène du jeu d’échec que je lui offre mon admiration affectueuse et celle que je voue aux compatriotes du no man’s land que la droite et la gauche ignorent et qui se moquent de l’académisme et de l’avant-gardisme.

Lettre et dessin du 28 octobre 1962 de Jean Cocteau à Georges Mathieu

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Cher Seigneur, sans vous je m'ennuie. Je soigne ma bronchite à la campagne et je fais le pont comme ils disent. Et le temps "immobile" coule dessous. Mais je rentre lundi prochain et je rêve de voir la moustache qui dissimule comme celle de Nietzsche un malicieux sourire. L'ami Jean

Vingt-cinq ans après la mort de Cocteau

Dans ce texte 8publié dans le livre Désormais seul en face de Dieu, Éd. L’Âge d’Homme, 1998, pp. 183-186 écrit le 2 octobre 1988, vingt-cinq ans après la mort de Jean Cocteau, Mathieu raconte l’histoire de leur amitié.

Vingt-cinq ans déjà! Est-ce possible? II reste si présent en moi. J’entends encore sa voix et cette façon si particulière — héritée d’Anna de Noailles — de questionner l’interlocuteur pour s’assurer de son assentiment. Marque d’une extraordinaire inquiétude en quête en communion absolue et signe d’une immense et incurable solitude !

Incomparable ami, génie protéiforme vivant toutes les époques avec les dons d’adaptation des serpents, perpétuelle chrysalide chamarrée, abandonnant ses peaux successives tout en gardant mille nostalgies, fasciné par « Madame » Sarah Bernhardt, cet étrange « paquet de tignasse blonde et d’étoffes orientales », marqué par le cubisme qu’il implanta, comme dit Berl, « comme Parmentier les pommes de terre », exalté par le jazz-band et l’atmosphère du Bœuf sur le Toit, vivant plus l’existentialisme de Genêt que celui de Sartre, découvrant avec la même soif l’Abstraction lyrique, présidant des clubs Johnny Halliday sans le savoir, sachant mieux que personne la vanité des modes, brandissant les drapeaux de toutes les avant-gardes mais respirant jalousement tous les parfums des aristocraties défuntes, effaré par l’accélération du temps et la dégradation des mœurs, mais comprenant le terrible drame des êtres jeunes qui refusent d’épouser les ordres, passant sa vie à insulter les habitudes et à tenter de coloniser l’inconnu mais incapable de transgresser les bonnes manières, Jean Cocteau reste aujourd’hui un inconnu.

En dépit de la « raclée » d’honneurs tombée de partout sur ses épaules : Académie Royale de Belgique, Académie Française, Allemande, Américaine, Doctorat d’Oxford, il aurait préféré le destin de Nietszche sombrant dans la démence. Le culte de la malédiction ne l’aura jamais quitté. Son œuvre est l’apologie de la Beauté comme promesse de bonheur.

Puisse-t-on commencer à le découvrir! La France, hélas ignore encore la place immense qui est la sienne en ce XXe siècle. Celle d’un Voltaire ou d’un Schiller pour le XVIIIe !

C’était en 1960. André Breton venait encore de lancer un nouveau tract contre moi. Je l’agaçais depuis mes Cérémonies de Siger de Brabant. Ce fils de gendarme qui n’avait cessé toute sa vie de lancer des anathèmes et des excommunications m’accusait d’un complot dont la tête se trouvait soi-disant à Rome ! C’en était trop. Je décidai d’en finir avec ces diffamations, ces injures, ces mensonges. Je fis tirer à mille exemplaires une affiche de grand format intitulée : La Monnaie du Pape où je dénonçais les procédés de ce pseudo-ésotériste incapable de véritable honnêteté. Et je l’envoyai au tout Paris.

Le 14 juin, je reçus une lettre de Jean Cocteau que je n’avais jamais rencontré. Il m’écrivait : « Pendant vingt ans Breton s’est acharné à me perdre… Votre réponse est admirable… C’est sans doute ce qui vous a poussé vers moi et moi vers vous. De cœur, votre Jean Cocteau. »

Alors commença un échange de près d’une centaine de lettres dont la dernière est datée du 27 septembre 1963.Trois ans d’une amitié comme je n’en ai jamais vécue, où sa ferveur était peut-être encore plus grande que la mienne.

Quelques jours plus tard, nous déjeunions au Véfour. Conversation passionnée. Communion totale. J’y revins presque chaque semaine.

En cette époque de faste, j’avais encore quatre Rolls et je conviais assez souvent quinze ou vingt amis à dîner : Axelos, Lupasco, Cioran, le Père Bruno Froissart, le Docteur Roumeguère, Pierre Boutang, Pierre Boulez, Françoise Dolto, Henri Michaux, le Comte d’Arquian, la Vicomtesse de Noailles et quelques étrangers de passage, Norbert Wiener, Denis de Rougemont, Dali… C’est lors d’un de ces dîners que je conviai Jean Cocteau. Saul Steinberg, le célèbre caricaturiste américain, arrivé des États-Unis quelques jours plus tôt, était parmi nous. Nous l’attendions. On sonne. Je descends l’accueillir et d’emblée au bas de l’escalier il commence, en montant, un récit qu’il poursuit après les présentations au salon. Tout au long du repas on n’entendit que lui. Impossible de l’interrompre. Mes invités, tous éblouis, l’écoutaient avec avidité. Tout à coup, pris d’un malaise, Steinberg se lève — nous en étions aux fromages — Jean-François Revel le raccompagne à son hôtel. Le lendemain il avait 42 de fièvre à l’hôpital.

Non à cause des filets de sole Nantua, mais à cause de Proust ! Proust qui avait déclenché en lui une méditation commencée sur le bateau, Proust sur qui il avait mille choses à dire — et à coup sûr d’un intérêt certain, le crayon de Steinberg étant aussi féroce que la plume de l’auteur de la Recherche — mais que Cocteau, par son étourdissant monologue, avait empêché d’exprimer !

Tout le monde a connu son entresol du Palais Royal où l’on avait l’impression d’entrer par la cuisine que décorait un grand tableau noir comme dans les écoles, sur lequel étaient inscrits tous les rendez-vous du poète, son admirable et si dévouée Madeleine, sa chambre si encombrée qu’un jour, venant de recevoir plusieurs caisses contenant ses œuvres complètes publiées aux Éditions du Rocher, il s’en débarrassa auprès de moi.

L’on retrouvait naturellement un univers aussi surprenant dans sa maison de Milly où sa cuisinière faisait rôtir des poulets inoubliablement délicieux.

Nous visitions ensemble des expositions. Il était au courant de tout. Une curiosité universelle pour les arts comme pour les sciences. Une lucidité impressionnante. Une fascination pour la transcendance qui, de La Lettre à Jacques Maritain à La Difficulté d’être, au Journal d’un inconnu, l’a habité toute sa vie et a parcouru tout ce qu’il a fait ou écrit : poésie, cinématographe, théâtre, essais, romans, fresques…

Qu’est-ce qu’un tel homme pouvait trouver en moi qui suscita un tel élan intellectuel et spirituel ? Je m’interroge aujourd’hui encore. Rien de ce qui était humain ne lui était étranger et sa bonté dépassait celle de Grignon de Montfort. Écoutez sa voix lorsqu’il commente la mort tragique des deux fils Malraux !

Un éditeur publiait-il un ouvrage sur le Pape Jean XXIII et souhaitait-il l’empreinte lithographiée de la paume de sa main, il exigeait de celui-ci que la mienne figurât en face de la sienne dans le livre, afin que nos lignes se répondissent !

Oui, par quelle grâce est-ce moi qui détiens aujourd’hui son dernier manuscrit inédit à ce jour ? Ultime testament présenté sous forme d’aphorismes transcrits dans les dernières semaines de sa vie et commencé à Marne-la-Coquette chez Jean Marais comme je l’ai raconté dans l’Abstraction prophétique 9Éditions Gallimard, collection Idées, 1984 lorsque je lui révélais le véritable ordre des Pensées de Pascal, alors que pendant trois siècles on nous les a données dans un désordre incompréhensible. Il fallut après sa mort attendre plus de deux mois pour pouvoir les lire, le temps de les faire déchiffrer par trois spécialistes de son écriture tant celle-ci était déformée par la maladie ou par la rage d’écrire.

Si la métamorphose est au cœur de son œuvre, ces aphorismes témoignent comme dans le Requiem — mais bien davantage — de cet état si privilégié que les poètes et les artistes sont seuls à connaître et à vivre, état où l’inconscience l’emporte sur la conscience et où « s’imposait à sa plume », comme il le disait lui-même, « le divin charabia dont Gongora, Rimbaud et Mallarmé lui apprirent les syntaxes ».

Lorsque vers la fin juin de 1963, l’architecte de la Maison de la Radio, Henry Bernard, m’invita in extremis à peindre une fresque de vingt mè­tres sur six 10sic, elle mesure 4 x 20 m, en face d’un auditorium de musique, je téléphonai à Jean pour lui demander son avis. Il me conseilla très vivement d’accepter la com­mande. «Dans les musées, on ne sait jamais si les oeuvres acquises seront toujours exposées, me dit-il, aussi les fresques, c’est plus sûr ! »

J’ignorais sa triste aventure au Musée Picasso d’Antibes et je ne l’ai apprise qu’en 1976 exposant moi-même dans ces lieux. Cocteau y avait placé en dépôt sa fameuse tapisserie Judith et Holopherne, accrochée sans doute non loin de quelques Picasso. Le conservateur, ayant pour une exposition besoin de la place occupée par la tapisserie la fit mettre dans les réserves. Cocteau l’apprit et envoya aussitôt le chauffeur de Madame Weisweiller avec une lettre pour le conservateur lui intimant l’ordre de la remettre immédiatement en place sous peine de la reprendre. Avec un flegme olympien, celui-ci appela l’un de ses gardiens : « veuillez rouler la tapisserie de Monsieur Cocteau et la donner au chauffeur ! »

J’avais hâte de commencer la fresque, mais le 27 août je devais faire une conférence à Lure et partir pour Saint-Jean-de-Luz. De retour à Paris le 19 septembre il me fallut être à Genève le 27, le jour même de sa der­nière lettre :

« J’étais au bord du trou. Le mieux était d’y descendre et d’y chercher une mé­thode d’alpiniste. Votre carte m’aidait beaucoup dans ces exercices. Un signe, un paraphe, un cachet de cire rouge et le pauvre ami Jean se sentira moins seul. Je t’embrasse et baise les mains de la belle dame. Jean. »

et dans les marges :

« Écris à Milly. On fera suivre.
Dermit m’a lu ton article dans Arts. Complètement d’accord.
J’ai retrouvé les notes pour notre livre. »

De retour à Paris le 6 octobre, j’ignorais l’aggravation de son état. J’appris sa mort le 11. J’assistai à son enterrement le 16.

Le 17 je commençai la fresque que je lui dédiai : En hommage à Jean Cocteau, octobre 1963.

Pendant quatre nuits, dans un froid glacial, juché en haut d’immenses échafaudages, j’appliquai des centaines de feuilles d’or sur cette glorieuse calligraphie et dans un espace réservé, je collai, découpé dans une robe d’une de mes amies, un morceau de velours noir.

À la suite d’une demande initiée par Radio France, la Direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) Ile-de-France a publié le 26 mars 2018 l’arrêté confirmant l’inscription de la Maison de la radio au titre des Monuments historiques. Cette inscription comprend la fresque de Georges Mathieu Hommage à Jean Cocteau 114 x 20 m. réalisée à la feuille d’or en octobre 1963.

Quelques aphorismes inédits

Issus d’Éclaboussures, le projet de livre inabouti qui devait mêler textes et dessins de Cocteau et Mathieu, voici quelques aphorismes inédits de Cocteau qui semblent faire référence tantôt à Mathieu, tantôt à Cocteau lui-même.

Ses costumes ruinaient les muses qui l’entretiennent. Surtout qu’il était couvert de taches, à peine les avait-il portés. Voilà un des motifs de leur colère.

Sur la route on ne voyait que la tache dramatique d’une vitesse interrompue.

Salut céleste encre de Chine. Salut ciel étoilé de taches d’encre.

Comme la seiche, le poète crache sa nuit pour se défendre.

L’encrier du poète se renversa sur la table. Adieu vache, cochon, couvée, chef-d’œuvre adieu.

Références

Références
1 André Breton écrit ainsi dans Recherches sur la sexualité, La Révolution surréaliste, n°11, mars 1928 : « J’accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit moral et mental qui tend à s’ériger en système et à paralyser toutes les entreprises que je respecte. » cf. http://www.louisaragon-elsatriolet.org/spip.php?article23
2 cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100447030
3 notamment Coup de semonce du 25 mars 1957 (http://www.andrebreton.fr/work/56600100868040), L’autopsie de l’art figuratif par Georges Mathieu dans Combat du 7 mars 1960, Riposte par André Breton dans Combat du 4 avril 1960 (https://melusine-surrealisme.fr/site/Tracts_surr_2009/Tracts_2_2009.htm), Tir de barrage du 28 mai 1960 (http://www.andrebreton.fr/work/56600100745140), réponse tronquée de Georges Mathieu dans Combat du 13 juin 1960, La Monnaie du Pape, réponse complète de Georges Mathieu écrite le 23 avril 1960 et distribuée à plusieurs milliers d’exemplaires sur de grandes affiches
4 lettre à Tristan Tzara du 26 décembre 1919
5 Paul Éluard, « Le cas Lautréamont d’après le “Disque vert” », La Revue Surréaliste, no 6, mars 1926, p. 3.
6 cf. https://cocteau.biu-montpellier.fr/index.php?id=315
7 publié dans le livre Désormais seul en face de Dieu, Éd. L’Âge d’Homme, 1998, p. 187
8 publié dans le livre Désormais seul en face de Dieu, Éd. L’Âge d’Homme, 1998, pp. 183-186
9 Éditions Gallimard, collection Idées, 1984
10 sic, elle mesure 4 x 20 m
11 4 x 20 m. réalisée à la feuille d’or en octobre 1963