Hommage au Connétable de Bourbon, auteur du sac de Rome (1959)

Note : Ce document exceptionnel a été monté avec les rushes d’une bobine récemment découverte dans les archives de Georges Mathieu. Nous nous sommes efforcés de les réordonner chronologiquement aussi précisément que possible. Tout le contenu du métrage brut est inclus, montrant plusieurs actions sous différents angles.

Le jeudi 2 avril 1959, l’élite intellectuelle et artistique viennoise est invitée par la galerie St. Stephan au Fleischmarkt Theater, scène mythique de l’avant-garde et siège des Actionnistes.

22 heures 30 : La salle est bondée. Georges Mathieu entre en scène et domine l’immense châssis vierge de 2,50 x 6 mètres posé à même le sol. Il est habillé d’une chemise blanche légèrement ouverte et d’un pantalon noir: « Le costume est un moyen magique. Il m’aide à me mieux préparer à l’atmosphère picturale et à m’adapter à elle. Peindre est un moment qui touche, je dirais, à l’idée de sacrement». Le maître, debout, se retrousse les manches, puis se penche sur la toile pour en préparer le fond à l’aide d’une serviette pliée. Il projette soudain la peinture directement du tube et sèche les coulures à l’aide de chiffons. Le public, médusé, regarde cet homme concentré en pleine action. Concomitamment, le compositeur Pierre Henry, génie précurseur et père de la musique électroacoustique, improvise des sons éclectiques, voire hystériques…

« Je commençais ma peinture à plat sur la scène. Au bout de 20 minutes, le public qui ne voyait rien que le déversement de couleurs sur la toile réagit en chahutant. Pierre Henry crut que l’on en voulait à sa musique. En colère, il déclara de faire silence, sinon il arrêterait son concert. Le public se tient tranquille et je commençais ma peinture, ma toile maintenant debout ».

22 heures 50 : Le châssis fait maintenant face au public, à la verticale. L’artiste qui s’est fait acrobate, improvise. Il avance, recule, sautille, jaillit, explose… Ses pinceaux à la main. Sur la toile, le ciel s’est obscurcit, il reste une trouée claire à droite. On entendrait les épées s’entrecroiser. Les cavaliers de Charles Quint affrontent les Romains dans un combat à feu et à sang. Comme toujours lorsqu’il peint ces grandes toiles — ses Batailles —, Mathieu est maculé de taches, d’éclaboussures, de projections et de coulées polychromes.

23 heures : épuisé, Mathieu met genou à terre, contemple son œuvre. Perplexe, de nouveau sur pieds, il se jette sur la toile pour y porter les touches ultimes … Atteint de folie créatrice, guidé par son intuition, son élan, il cherche la peinture au rythme de la musique, sans à priori, totalement libre dans sa gestuelle, en transes, la baguette à la main. Saisissant un tube, il l’écrase rageusement sur la toile. Son visage et ses mains témoignent de l’intensité de son expression plastique. Il s’essuie le visage moucheté d’huile. Il finit par signer l’œuvre en bas à droite : Mathieu / Wien / 2 avril 59.

En 40 minutes, au son d’une improvisation de musique concrète de Pierre Henry, l’Artiste galvanisé s’est donné entièrement à son chef-d’œuvre : « Je peins vite parce que c’est mon rythme. J’y donne mon sang ».

Fatigué, vidé, il s’assoit, pensif: « Ma toile est finie au moment où elle a cette nécessité intérieure, c’est-à-dire qu’elle est animée d’une certaine vie et qu’elle est arrivée à son maximum d’intensité avec un minimum de gestes, donc de graphismes ».

Mathieu déclarera: « Le Connétable de Bourbon a fait, on le sait, le sac de Rome. Il en a chassé le Pape et les Artistes qui s’y trouvaient. J’ai voulu célébrer le coup de pied qu’il a ainsi donné dans le postérieur des peintres de l’école classique. C’est grâce à cela en définitive que la peinture baroque, puis moderne, a pu exister. »

— Ce texte a été initialement publié par la galerie Applicat-Prazan à l’occasion de l’exposition d’Hommage au Connétable de Bourbon à Art Basel Unlimited en juin 2018.
— Vidéo © Comité Georges Mathieu / ADAGP