Laurence Izern : La vérité sur les créations en public de Mathieu

Idées

Sur Mathieu, la vérité pour dissiper une contrevérité !

Mathieu fut en butte tout au long de sa vie à des attaques verbales ou écrites d’une redoutable efficacité, dont les effets sont encore présents. Elles contribuèrent à ternir la réputation de l’homme et de l’œuvre. C’est sans doute le lot de tous les êtres « existentiellement incorrects », Mathieu, personnage incandescent, l’était plus que tout autre.

Ayant eu avec lui une longue collaboration professionnelle (à partir de 1973), une correspondance fournie, d’innombrables conversations téléphoniques, de fréquentes rencontres amicales, je crois pouvoir rétablir la vérité sur ce que fut son engagement d’artiste, celui-ci étant indissociable de l’homme privé.

Que n’a-t-on dit sur ce que furent les fameuses créations en public ? En dehors de quelques toiles réalisées en privé devant un petit groupe d’amis, la première date de 1956. Il réalisa une œuvre de 4 m x 12 m pour la Nuit de la poésie sur la scène du théâtre Sarah Bernhardt devant 2.000 personnes.

En 1957 à Osaka, le 11 septembre, il crée devant deux cent personnes, sur le toit du Daïmaru, 6 toiles dont une de 3 m x 6 m, Hommage au Général Hideyoshi. Le Japon comprit d’emblée son art, il y était considéré comme « un trésor vivant ».

En 1958, il réalise une œuvre de 2 m x 4 m, Abduction de l’Empereur Henri IV, devant les membres de l’Académie des Beaux-arts à Düsseldorf.

Le 2 avril 1959, sur la scène du Fleischmarket Theater de Vienne, il invente l’Hommage au Connétable de Bourbon, auteur du sac de Rome, de 2,5 m × 6 m, avec accompagnement de musique concrète de Pierre Henry.

Le 30 octobre à Sao Paulo devant 300 personnes, ce sera une toile de 3 m x 10 m, Macumba, avec accompagnement musical et chorégraphique afro-brésilien des rituels de Candomblé.

La Saint-Barthélemy naquit accompagnée d’un solo de batterie jazz de Kenny Clarke.

Enfin le 22 mai 1960, dans la cour du Château de Courances, ce fut L’entrée de Louis XIII et d’Anne d’Autriche à Paris, 2,50 m x 6 m.

Ces créations en public déchaînèrent les passions. Les quolibets fusèrent, on le taxa d’exhibitionniste, on le tourna en ridicule, on parla d’opération de pure publicité. Or il s’agissait de démontrer que contrairement à une tradition qu’il dénonçait, le temps et le travail fournis pour créer une œuvre n’avaient rien avoir avec le résultat : art ou pas art, un point c’est tout.

Plus profondément, il voulait offrir et partager avec un public, venu de toutes les couches de la société, l’acte créateur dans son intensité, sa violence, mettant en jeu le risque permanent de l’échec. Faire circuler les énergies entre la foule et lui, dans une sorte de dramaturgie sacrée où, chaman inspiré, il mobilisait ses forces spirituelles et physiques mettant en péril son être même. Acte d’une générosité extrême dans le don total de sa personne, il y réalisait — je le cite — le « rassemblement de toutes les énergies en une fête suprême, par la concentration de tous les pouvoirs psychiques en vue de leur dépassement », de « revaloriser les notions de fête, jeter les bases d’une métaphysique du vide, du risque… recréer… un esprit de sacrifice ».

On est vraiment très loin de ce que certains qualifièrent de pitoyable mascarade.

Pourquoi Mathieu a-t-il arrêté ses créations en public ? Ce ne fut pas à cause des critiques, même si elles lui étaient douloureuses, mais parce qu’il y brûlait sa vie, il était intransigeant sur la qualité et la totalité de l’offrande de soi dans cette situation extrême, il terminait exténué. Je rapporterai ici le récit éclairant que me fit Mathieu d’une conversation qu’il eut avec le célèbre matador Luis Miguel Dominguín au sujet de leurs créations réciproques en public. Mathieu lui faisait remarquer que dans l’arène il risquait sa vie à quoi Dominguín répondit : « mais vous, vous risquez l’honneur ». Pour un Espagnol et sans doute aussi pour Mathieu, l’honneur valait plus que la vie.

De plus, répéter très souvent le même procédé de création, pour celui qui passa sa vie à vouloir renouveler son style, eut été se pasticher lui-même et entrer dans le pompiérisme.

Quelques années plus tard, des artistes s’adonnèrent, hors de toute exigence spirituelle à ce que je qualifierais de démonstration ou de performance. La critique applaudit à ce vent nouveau, à ce procédé « sociologiquement » intéressant. Ce furent les happenings, mot que Mathieu détestait. Je vous laisse juge de l’impartialité des jugements.

C’est cependant avec tristesse que l’on constate encore aujourd’hui que les cabales de l’époque ont laissé des traces qui obscurcissent le sens qu’il faut donner à cette forme d’art engagé que Mathieu, à une certaine période, pratiqua pour son art.

J’espère avoir un peu contribué à dissiper ce contresens. Il y en a bien d’autres, il faudra en reparler un jour.

Laurence Izern, codirectrice de la Galerie Protée