L’hommage de Pierre-Yves Trémois à Mathieu

Histoire, Idées

Lors des obsèques de Georges Mathieu célébrées en la cathédrale Notre-Dame de Paris en 2012, l’artiste Pierre-Yves Trémois, son ami et collègue de l’Académie des Beaux-Arts où il siège dans la section Gravure, prononça un discours d’hommage mémorable dont nous reproduisons pour la première fois le contenu ci-dessous. Le trait à la fois incisif et lyrique, anatomique et érotique, de Pierre-Yves Trémois est actuellement à l’honneur dans le cadre d’une série d’expositions monographiques. Après avoir inauguré ses expositions à la villa Finaly et à l’Accademia delle Arti del Disegno, toutes deux situées à Florence, l’artiste est actuellement exposé au Musée d’Histoire de la Médecine (12 rue de l’École de Médecine, Paris VI) sous le thème « Entre Art et Science », jusqu’au 27 mai 2017 (tous les jours de 14h à 17h30 sauf les jeudi, dimanche et jours fériés).

Hommage à Georges Mathieu

À quoi sert d’être un peintre si cela ne crée pas un peu plus de bonheur pour les hommes ? N’est-ce pas aux poètes et aux artistes qu’il appartient d’offrir au monde un art de vivre ?

C’est en vous citant Georges, que je ressens ce privilège d’être, (titre de votre premier livre), ce privilège d’avoir partagé une amitié de 50 ans sans ombre, mais y a-t-il de l’ombre dans vos œuvres, et il y en a si peu dans les miennes !

D’une sensibilité inquiète quoique conquérante, vous étiez nerveux, courageux, généreux, un seigneur royal, courtois, attentionné à l’autre et drôle également.

Nous nous disions « vous », le tutoiement n’ajoutait pas à l’amitié.

Que de moments rares m’avez-vous offerts, que de déjeuners arrosés de votre champagne Deutz en votre triclinium, à côté du trône d’Attila, que d’odyssées champêtres à haut risque dans votre Mercedes teutonique des années 30, casqué de cuir, lunettes d’aviateur, moustaches au vent ; vous vouliez éviter les autoroutes car il y a ces tunnels qui vous paniquaient !

La Révolte, la Vitesse, le Risque, le Signe, la Lucidité dans l’Extase, peindre en public d’immenses toiles en quelques minutes, une théâtralité ? Cette théâtralité n’était-elle pas déjà celle mystérieuse des peintres de Lascaux par leur fresques peintes certainement à toute vitesse ?

Georges, vous étiez un samouraï du geste. Nous comprenons vos triomphes au Japon où l’on vous célébrait comme un Dieu. La rapidité de votre geste pictural vous était naturelle, c’était votre signature.

Notre signature sera-t-elle le dernier signe tracé par la main de l’homme ?

Par vos fulgurances à la pointe du pinceau, vous vous projetiez dans le vide. Autour du signe se crée le vide, on est pris au piège, moment exquis, on stigmatise son émotion, on s’abstrait, alors Georges, vous deveniez un autre vous-même, comme en apnée. Voilà le risque maximum, la joie d’un samouraï du geste et si vous vous propulsiez par vos traits de pinceau, c’est que le trait est chose abstraite.

Certaines de vos œuvres atteignent la transcendance, elles deviennent sacramentelles, très proches du sacré chrétien. De fulgurances en éclatements flamboyants, rode parfois Eros. L’amour de Dieu est aussi Eros. Notre Saint-Père le Pape le confirmait. Et nous en parlions avec pudeur.

Georges, vous étiez un homme de Passion. La vie vous dévorait, la solitude vous taraudait, il s’y mêlait l’inquiétude. Passion lyrique, Passion mystique…

Vous êtes le créateur de l’abstraction lyrique, création immortelle.

Paul Valéry le soulignait ainsi : « Le lyrisme est enthousiasme, les odes des grands lyriques furent écrites sans retour, à la vitesse de la voix du délire et du vent de l’esprit soufflant en tempête ».

Une partie importante de votre œuvre, Georges, est un hymne à la joie. Combien je me suis amusé en votre compagnie. Vous aviez le sens de la fête.

Cette « fête de l’être » comme vous la définissiez.

Vos victoires ont toujours été des victoires sur vous-même. Votre narcissisme vous y obligeait pour vos combats — s’oublier pour être.

Vos combats, vos prises de position inconfortables masquaient une simplicité doublée d’une angoisse profonde.

Vous aurez été l’homme de toutes les rébellions, autant esprit provocateur demandant par exemple la suppression du Ministère de la Culture, qu’esprit agitateur, qui par son incessante et tonitruante action, voulait remettre à l’honneur l’éducation artistique dans les écoles.

Georges, vous qui fûtes l’un des grands créateurs du XXe siècle, vous nous quittez tel ce chevalier, que j’imagine revêtu d’une armure étincelante, descendant majestueusement de son mausolée vers l’au-delà, tel le Maréchal de Saxe immortalisé par Pigalle.

Nous sommes émus de vous dire au revoir ici-même, dans cette cathédrale de Paris, haut lieu de la Chrétienté, qui porte le témoignage des grandes heures de notre histoire, que vous avez tant magnifiées dans votre œuvre.

Donnez-moi encore ce dernier privilège, celui du plaisir de vous citer :

Je suis toujours et partout seul. Il n’est de solitude que solitude morale.

L’artiste exprime sa douleur profonde et par là, rejoint tous les autres hommes.

Parfois, par éclairs, il exalte sa joie fugitive, et offre pour d’autres le réconfort d’une illusion de bonheur.

Georges, à Dieu.

Notre Dame de Paris ce 18 juin 2012

Pierre-Yves Trémois